Syriens : l'oubli et l'espoir
Regard sur les réfugiés livrés à eux-mêmes dans les rues de Beyrouth
Les réfugiés syriens font l’objet d’une attention soutenue dans les médias nationaux et internationaux. Toutefois les projecteurs sont majoritairement braqués sur certaines catégories de réfugiés : ceux qui s’entassent dans des camps de fortune sur le territoire turc, ceux qui s’échouent sur les rivages grecs, ou encore ceux qui tentent l'impossible pour rejoindre l'Angleterre. Cette série photographique s’attache à décrire la condition d’un groupe relativement oublié de réfugiés syriens, parmi les plus pauvres et les plus démunis : ceux qui errent sans refuge ni statut de protection dans les rues de la capitale libanaise, Beyrouth. Ils s’agit principalement de femmes, d’adolescents et d’enfants qui n'ont pas pu payer un "passeur" pour organiser leur exil, et n'ont pas trouvé place dans les campements de fortune (qui sont, de fait, payants). Ils survivent en mendiant dans des conditions précaires, dans un relatif oubli de la communauté internationale.
Ils sont arrivés au Liban dès l’éclatement du conflit en 2011, après avoir traversé la Syrie en guerre. Ils font partie des catégories de syriens les moins fortunés, et les plus exposés : ce sont les syriens qui n’ont pas pu louer un appartement ou un terrain pour y construire un abri de fortune, ce sont ceux qui n’ont pas pu financer un voyage jusqu’aux camps officiels mis en place par la Turquie et la Jordanie voisines, ce sont ceux qui n’ont pas pu se frayer un chemin jusqu'en Europe. Ces réfugiés vivent de la mendicité dans le chaos urbain de Beyrouth, sans assistance humanitaire régulière. Dès l'aube, on les croise par centaines sur les trottoirs de la ville. Leurs yeux craintifs et mélancoliques scrutent ceux des passants qui, comme partout dans le monde, les ignorent, ou leur viennent en aide.
Photographies © Vincent Lecomte / Agence Gamma
Dans la capitale libanaise, plusieurs centaines de femmes et d’enfants ont investi les trottoirs des quartiers commerçants et des quartiers d’affaire du centre-ville où ils survivent de la mendicité. Comme dans la plupart des pays où les réfugiés syriens trouvent refuge, ils ne sont pas forcément les bienvenus. A Beyrouth, ils sont souvent chassés de rue en rue par certains commerçants parfois hostiles à cette misère que la guerre amène dans leurs beaux quartiers. C’est pourquoi les réfugiés changent plusieurs fois par jour de localisation, et se montrent méfiants envers toute personne qui s'approche d'eux. Pour cette raison, la mise en place d’une aide humanitaire organisée et régulière est délicate pour cette frange extrêmement précaire et mouvante de réfugiés.
Pour les enfants syriens de Beyrouth, l’univers est une rue. La vie est vouée à la mendicité et à l’expérience de la faim.
La nuit, des enfants laissés pour compte dorment à même le trottoir, au pied des banques d’affaires ou des ambassades. D'autres dorment dans les parkings souterrains, ou se réfugient sous des bâches dans les terrains vagues, ou bien dans des bâtiments désaffectés en ruines qui sont légion à Beyrouth, une ville qui porte encore les stigmates de la guerre civile qui ravagea le Liban de 1978 à 1990. Les autorités libanaises refusant d’octroyer le statut de "réfugiés de guerre" aux syriens, les familles ne perçoivent aucune aide matérielle ou médicale d’État. Ainsi il n'est pas rare de croiser un enfant malade et famélique en train de sommeiller en plein jour, les yeux vagues, dans les avenues de Beyrouth, une grande ville moderne et occidentalisée où les fast-foods côtoient et les enseignes de luxe et les bars-lounge. Certains enfants syriens ne disposent d'aucune structure officielle dans laquelle s'abriter pour la nuit, et doivent se débrouiller par eux-mêmes. Toutefois, quelques libanais ont mis en place des associations d'accueil des orphelins, mais celles-ci sont débordées par l'afflux de réfugiés en constante progression depuis le début de la guerre.
Le sort des orphelins est particulièrement préoccupant. Le Haut Commissariat aux Réfugiés de l'ONU estimait en 2016 qu'il y avait entre 1000 et 2500 orphelins non accompagnés qui survivent sans protection dans la capitale libanaise, certains d’entre eux mourants dans l’anonymat, en pleine rue, une situation critique à l'approche de l'hiver. Certains d'entre eux seraient enrôlés dans plusieurs trafics, des trafics sexuels et des trafics d'organes notamment, selon l’Organisation des Nations Unies, impuissante à enrayer ce phénomène.
A Beyrouth, à deux pas de la prestigieuse Université Américaine, j'ai fait la connaissance d'un adolescent syrien qui a perdu sa jambe dans un bombardement à Alep. Depuis plusieurs années, il mendie dans les rues du cœur économique et touristique de la capitale libanaise. Comme il parle quelques mots d'anglais, j'ai pu discuter avec lui. Il m'a narré son parcours de vie. Après avoir reçu un éclat d'obus lors d'une frappe aérienne du régime syrien sur l'immeuble dans lequel il vivait, il a été amputé en Syrie dans des conditions sommaires. Avec sa mère, il a fui la Syrie ravagée par la guerre civile et a réussi à gagner la capitale libanaise. Sa survie dépend de la générosité des passants, de l'entraide entre syriens, et des actions caritatives de quelques associations locales.
Cet adolescent originaire d'Alep a accepté de figurer dans mon reportage à visage découvert pour faire connaître son sort. Il a perdu sa jambe à l'âge de 13 ans, dans un bombardement où son père fut tué. Le rêve de ce jeune homme ? "Rentrer chez moi"
La situation des blessés de guerre à Beyrouth est alarmante. Comme le Liban refuse de reconnaître l'existence de "réfugiés de guerre" sur son territoire (au sens de la Convention de Genève), ceux-ci ne sont considérés que comme des "personnes déplacées" et n'ont par conséquent aucun droit. Ainsi, ils n'ont pas accès aux soins médicaux courants et ne peuvent compter que sur le bénévolat de la population locale ou l'aide humanitaire, qui vient cruellement à manquer au fur et à mesure que le conflit s'éternise et que les donateurs se raréfient.
Un peu plus loin, dans le quartier de Hamra, une mère et ses jeunes enfants mendient devant une grande banque de Beyrouth. Originaire de Homs, cette famille ( dont la mère allaite son enfant en pleine rue ) ne survit que grâce à la générosité des passants. Leurs visages sont tristes et fermés, mais ils s'illuminent dès qu'on s'intéresse à eux, une fois estompée la crainte initiale du premier contact avec un étranger.
Un peu plus loin, sur le trottoir d'en face, la même scène se répète. Comme chaque matin depuis deux ans, une mère et son enfant malade se réveillent et font l'aumône dans une rue de Beyrouth. Cette famille est originaire de Raqqa.
Les libanais font parfois preuve d'une certaine générosité dans les rues de Beyrouth... Mais plus les années passent, plus l'habituation est forte, et moins les réfugiés sont en mesure de collecter assez d'argent ou de nourriture pour survivre. Malgré la générosité d'une frange de plus en plus restreinte de citoyens libanais soucieux du sort tragique de leurs voisins, les actes racistes envers les syriens se multiplient dramatiquement. En juin 2015, des vidéos ayant fuité ont montré des membres des forces de sécurité intérieure libanaises torturant cinq syriens dans la prison de Roumieh, au nord de Beyrouth. L’ONG internationale Human Rights Watch a par ailleurs dénoncé dans son rapport annuel des arrestations de plus en plus arbitraires dans les camps de réfugiés au Liban. Enfin, courant 2016, de nombreuses tentes de réfugiés ont été incendiées dans le nord du pays, près de Qaa, par des habitants excédés par la présence des réfugiés. Toutefois, une manifestation anti-raciste a récemment été organisée à Beyrouth, en faveur des réfugiés syriens, au cours de laquelle les manifestants ont notamment dénoncé les discours << haineux et irresponsable >> des dirigeants libanais.
Pour gagner sa vie, ce jeune garçon, originaire Homs, premier tombeau de la "révolution syrienne", propose à la vente des paquets de mouchoirs aux passants et aux automobilistes. Il erre toute la journée de carrefour en carrefour. Sa vie est rythmée par l'alternance des feux-rouges et des feux verts. Il n'a pas voulu me dire un seul mot.
Cette vieille dame a fui la ville de Homs, où elle a perdu la moitié de sa famille dans un bombardement du régime contre les quartiers dits « rebelles ». Elle survit depuis deux ans déjà en mendiant dans les rues de Beyrouth, aux abords de la rue Hamra.
Sous une chaleur écrasante, cette fillette passe sa journée au milieu des voitures, dans les embouteillages des grands boulevards, et frappe aux carreaux des voitures en espérant obtenir une pièce ou un morceau de pain. Quand elle a reçu assez de pièces, elle court s'acheter une petite bouteille d'eau qu'elle avale aussitôt, et recommence sa quête. Elle n'est jamais allée à l'école, selon elle, << depuis plus de quatre ans >>. Elle ne sait ni lire ni écrire et ne pense qu'à assurer sa survie immédiate. Elle fait partie d'un groupes de mères et de fillettes installé dans le quartier.
Le soir, à la sortie des bureaux, alors que les citoyens ordinaires rentrent chez eux en empruntant les grands boulevards de Beyrouth dans leurs voitures neuves asiatiques, les mères syriennes viennent mendier en exposant leurs plus jeunes enfants et leurs bébés. Un spectacle quotidien auxquels sont habitués les libanais, qui, comme les français à Paris, ne donnent plus grand chose à ces exclus que le monde délaisse.
La misère syrienne ne connaît aucun répit. Tard dans la nuit, un enfant seul au monde mendie sur un grand boulevard de Beyrouth. A chaque feu rouge Il passe entre les voitures et tend la main en frappant au carreau. On lui donne parfois quelques dizaines de roubles libanaises ( soit quelques centimes d'euros ). Très craintifs, traumatisés, et habitués à se faire chasser par les commerçants ou les policiers, ces enfants fuient tout adulte qui s'approche d'eux.
Dans la deuxième ville du pays, Batroun, ville chaotique et surpeuplée de la côte méditerranéenne, les mêmes scènes de mendicité infantile se reproduisent. C'est ainsi qu'en pleine nuit, à un feu rouge sur l'avenue principale, j'ai rencontré ce réfugié âgé de 13 ans. Originaire d'Alep, ce jeune garçon prénommé Abderrahman a du fuir son quartier soumis à un déluge de feu. Depuis, il passe ses jours et ses nuits à frapper au carreau des automobilistes pour mendier en vendant des CD de musique piratée en échange d'une petite pièce.
Dans toutes les autres grands villes du pays, les mêmes scènes se répètent inlassablement. Cette famille passe sa journée au bord de ce rond-point à Zahle, une grande ville située dans l'est du pays, au cœur de la vallée de la Bekaa, un haut lieu de la crise des réfugiés syriens. La fillette ( à gauche ) n'avait qu'un an quand la guerre en Syrie a commencé, il y a cinq ans. A l'âge de six ans, elle ne sait ni lire ni écrire, et n'a jamais mis les pieds dans une école.
Un matin, je tentais de photographier des fillettes syriennes en train de mendier dans une rue commerçante de Beyrouth. Mais celles-ci m'ont aperçu et se sont approchées de moi. Curieuses de voir un étranger, elles ont joué avec mon appareil photographique et ont amorcé une discussion en arabe. Elles ont réalisé des selfies avant de s'en retourner mendier. Malgré leur vie chaotique, et leur enfance volée, quelques sourires sont encore possibles sur les visages des enfants syriens. Mais pour combien de temps ?
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